chapitre premier La construction des pyramides

Faute de textes, d’iconographie ou de vestiges archéologiques probants, la façon dont furent érigées les pyramides demeure conjecturale. On s’en trouve réduit à échafauder des hypothèses qui sont presque toujours le fruit d’intuitions que l’on s’évertue à justifier comme on le peut. Les théories les plus extravagantes ont été imaginées. Les hypothèses «raisonnables» généralement proposées s’efforcent de répondre à des questions du genre: «Comment aurais-je procédé à la place des anciens Égyptiens?», ou bien: «Quelle serait la méthode la plus efficace, compte tenu des moyens dont ils disposaient?» Cette façon de poser le problème ne tient pas compte du fait que nous sommes, en réalité, très loin d’être à «leur» place et que leurs méthodes, fruits d’une expérience ancestrale, rodées et parfaitement maîtrisées, ne sont pas forcément celles que nous jugerions les plus efficaces. On s’évertue à démontrer la «faisabilité» de ces théories par des calculs savants: tel nombre de haleurs tractant une charge de tant de tonnes sur une pente de tant de pourcents, etc. Or rien ne prouve que les anciens Égyptiens n’ont pas eu recours à deux fois plus de haleurs sur une pente un peu plus forte, ou inversement! Il faut donc considérer ces calculs avec prudence, car ils étayent les argumentations les plus variées en prétendant établir des évaluations relativement précises, alors que les données sont très hypothétiques. Les marges d’erreur sont trop importantes. Certains ont essayé de tester leur théorie au moyen de maquettes ou d’expérimentations en situation réelle. Quelles que fussent les techniques employées par les Égyptiens, elles devaient cependant être parfaitement au point, au contraire des essais contemporains, qui offrent toujours le spectacle désastreux que produiraient des marins improvisés s’efforçant de manœuvrer une goélette. Enfin, sous l’effet d’une obsession quasiment pathologique, ces théories ne font cas que de la Grande Pyramide de Chéops. Or cette dernière ne fournit pratiquement qu’une seule information — les données limites du problème —, alors que d’autres édifices du même type présentent beaucoup plus d’intérêt en offrant prise à l’analyse, ne serait-ce qu’en raison de leur état de dégradation qui permet d’en observer et étudier la structure. En fin de compte, de la multitude des théories souvent -pittoresques, n’émergent que deux hypothèses crédibles sur lesquelles débattent les spécialistes: l’utilisation par les Égyptiens de rampes ou bien de - -«machines». Les hypothèses sur la construction L’utilisation des rampes Le halage de lourdes charges arrimées sur des traîneaux à force de bras est certes attesté, mais sur terrain horizontal ou à faible pente. La représentation du transport du colosse de Djéhoutihétep (xiie dynastie) tracté par de nombreux rangs de haleurs en est sans doute l’exemple le plus connu. Par ailleurs, quelques vestiges archéologiques (à Meïdoum, Gîza, Dahchour, etc.), réels ou sujets à interprétations, témoignent de l’utilisation de rampes par les anciens Égyptiens. Tout le problème consiste à établir la façon dont une traction, concevable sur un plan (quasi) horizontal, a pu s’effectuer sur une rampe, dont la pente, nécessairement faible, induit une très grande longueur. Deux hypothèses ont été proposées: la rampe frontale et la rampe enveloppante.

La rampe frontale C’est l’hypothèse avancée par Jean-Philippe Lauer. Il s’agit d’une rampe droite en briques crues, perpendiculaire à la pyramide, rallongée et rehaussée au fur et à mesure des travaux. Cette théorie présente des avantages — simplicité de conception, facilité d’acheminement des blocs sur un trajet rectiligne et dégagé, avec possibilité de débit important — et s’appuie sur un indice — les traces d’une sorte de voie montante de la vallée vers la pyramide de Meïdoum, considérées par Lauer comme les vestiges d’une rampe de construction. Mais, pour que l’argument soit convaincant, il faudrait admettre l’existence d’une rampe partant de la vallée limoneuseÉ pour acheminer des blocs de pierre. En outre, cette théorie comporte deux défauts majeurs, tenus pour rédhibitoires par nombre de spécialistes: — une telle rampe associée à une grande pyramide représente en effet un travail énorme. Une rampe frontale pour la pyramide de Chéops représenterait ainsi 1560000 m3 (chiffre donné par J.-Ph. Lauer), soit 60% du volume de la pyramide elle-même, sans compter le démantèlement final de ladite rampe: doublement d’un travail déjà limite en soi; — les allongements et exhaussements répétés de la rampe interrompraient fréquemment des chantiers dont les plannings semblent déjà extrêmement serrés.

La rampe enveloppante C’est l’hypothèse proposée par Georges Goyon; elle est en vogue actuellement. Il s’agit également d’une rampe en briques crues, mais s’élevant en colimaçon sur les flancs de la pyramide. Ce type de rampe représente un volume beaucoup moins important que celui d’une rampe frontale, et son allongement progressif, sans nécessité d’exhaussement général, n’interrompt pratiquement pas les travaux. Mais si cette théorie propose une rampe possible, elle induit en revanche des inconvénients majeurs pour la construction même de la pyramide: difficultés pour les trains de haleurs de négocier les nombreux virages à angle droit et surtout impossibilité pratique de déterminer et de contrôler à coup sôr la parfaite géométrie de la pyramide, masquée par la rampe, en cours de construction (les remèdes compliqués et peu fiables proposés par Georges Goyon ne sont guère convaincants). Outre leurs faiblesses respectives, ces deux théories ont en -commun trois graves défauts. Ce sont des vues de l’esprit: elles ne se fondent sur aucune iconographie, ni sur l’observation ou l’analyse de vestiges archéologiques probants. À ce titre, elles sont, au sens propre du terme, des théories, que des explications laborieuses tentent de valider a posteriori. Leur champ d’investigation est lacunaire: elles se bornent à tenter de résoudre, sur un plan théorique, le problème de la seule Grande Pyramide, alors que d’autres pyramides, probablement érigées selon le même principe, seraient susceptibles de fournir davantage de données, ne serait-ce qu’en raison de leur inachèvement ou de leurs transformations. Ainsi, celles de Djoser à Saqqara, de Snéfrou à Meïdoum et Dahchour-Sud furent l’objet d’accroissements successifs, pour lesquels il est difficilement concevable que de telles rampes aient pu être construites, démolies puis reconstruites à plusieurs reprises. Elles reposent sur un sophisme: la condition nécessaire pour qu’elles soient recevables est que les pyramides aient été construites en une seule phase, par exhaussement simultané de tous les composants de leur maçonnerie, du libage au revêtement extérieur compris. Or cette condition nécessaire, non démontrée et discutable, est imposée comme une vérité acquise: c’est en fait de la théorie même qu’est déduit le postulat sur lequel elle repose.

L’utilisation des machines Les partisans de l’utilisation de machines se fondent sur le témoignage -d’Hérodote, qui affirme que la Grande Pyramide fut édifiée «à l’aide de machines faites de morceaux de bois courts». Faute de détails ou d’informations iconographiques, on en est réduit à imaginer ces machines, ou à tenter de les réinventer, donnant lieu à un véritable «concours Lépine». Le problème n’est pas simple, car poulies et palans étaient inconnus dans l’Égypte du iiie millénaire. Les seuls procédés envisageables pour manipuler des charges de plusieurs tonnes font appel au bras de levier, nécessairement fait de longues pièces de boisÉ en contradiction formelle avec la seule précision apportée par Hérodote. Des solutions ne faisant pas appel au bras de levier ont donc été proposées. Mais les traîneaux halés sur les rampes, les rondins de bois de roulement ou de rappel sont alors des éléments passifs que l’on ne peut de bonne foi assimiler aux machines actives décrites par Hérodote. Quant à l’ascenseur oscillant imaginé par Choisy et Legrain, il est d’une utilisation infiniment trop lente. Enfin, on est incapable d’envisager quelle sorte de machine a pu déplacer des monolithes, linteaux ou éléments de voôte, d’une vingtaine de tonnes, tous éléments couramment mis en œuvre dans la construction, ce qui est aussi vrai, a fortiori, des poutres de granit d’une cinquantaine de tonnes, hissées à plus de cinquante mètres d’altitude dans les chambres de décharges de la Grande Pyramide: on doit donc admettre que, dans ce cas extrême, seul le recours à une rampe paraît convenable. En tentant d’apporter une solution globalement satisfaisante, ces théories ne parviennent qu’à s’infirmer mutuellement. Sans d’ailleurs exclure que chacune d’entre elles renferme une part de vérité, ne serait-il pas plus judicieux de chercher à en faire la synthèse plutôt que de les opposer? L’analyse de la construction On sait que la pyramide égyptienne est née sous la forme d’un monument à degrés, pyramide «en escalier» fruit de plusieurs projets successifs, sous le règne de Djoser, au début de la iiie dynastie. Au début de la ive dynastie, soit une cinquantaine d’années plus tard, les Égyptiens donnèrent forme à la pyramide véritable, à pente lisse, en ajoutant de la maçonnerie aux degrés de la pyramide de Meïdoum, premier grand monument construit par Houni selon certains, par Snéfrou pour d’autres. Le fait que la pyramide de Meïdoum ait été érigée en plusieurs étapes (voir plus loin ch. iii) a trois implications: — les anciens Égyptiens connaissaient un procédé permettant la construction en plusieurs phases; — ce procédé devait être différent de ceux des rampes évoqués plus haut, car il aurait fallu les construire puis les démolir à chaque projet; — la pyramide véritable ne procède pas de l’abandon du monument à degré originel, mais de son recouvrement par une enveloppe maçonnée.

La structure bipartite des pyramides Il est patent que le monument à degrés a perduré dans la pyramide véritable, puisque l’on constate que toutes celles dont l’inachèvement ou la ruine permettent l’observation de la structure possèdent un noyau en gradins. C’est un fait vérifié pour les pyramides des ve-vie dynasties, et assuré pour les trois pyramides de reines de Mykérinos et de Chéops sous la ive (photo 1). Paradoxalement, en dépit de ce principe récurrent, les grandes pyramides royales de cette époque ont souvent été considérées comme construites selon un autre principe, celui des grands lits horizontaux de blocs, donnant une structure totalement homogène. La raison devrait néanmoins dicter une règle qui ne s’écarte pas à la fois des exemples antérieurs, les pyramides à degrés de la iiie dynastie, et des exemples postérieurs. Comme l’écrivait I.E.S. Edwards, «il serait étrange que les grandes pyramides [de la ive dynastie] aient été conçues d’une autre manière». En ce qui concerne la Grande Pyramide elle-même, qui présente «l’inconvénient» d’être intacte, des mesures de microgravimétrie réalisées en 1987 par Edf ont permis d’éclairer cette question en évaluant la densité du monument et ses variations. On a pu mettre en évidence des alternances de densité conformes à ce que produirait la présence d’une structure interne en gradins (fig. 1). Pour la pyramide de Mykérinos, une observation directe de sa structure peut être effectuée sur la face nord, grâce à la grande saignée qui fut pratiquée au-dessus de l’entrée du monument. Par cette coupe franche dans la maçonnerie en place (fig. 2), on peut distinguer deux groupes de maçonnerie, du centre vers l’extérieur. Un «noyau» central comprend les parements de la distribution interne en maçonnerie homogène, très soignée et ravalée; un libage constitué de blocs de remplissage brut d’extraction, très grossiers et hétérogènes; une maçonnerie compacte de gros blocs équarris, mais non ravalés, disposés en gradins présentant un léger fruit. L’ «enveloppe» comprend une maçonnerie de blocs équarris qui recouvre les gradins et confère à la pyramide sa silhouette définitive; les lits des assises sont parfaitement réglés afin de recevoir le revêtement de finition; le revêtement extérieur, de la meilleure qualité et parfaitement ravalé. Nous distinguons aussi ces deux groupes parce qu’il y a une solution de continuité entre le «noyau» et son «enveloppe». Les gradins forment la «carapace» d’un libage parfois très chaotique à l’intérieur du massif; inversement, la maçonnerie complémentaire sert de gabarit et de support au revêtement extérieur. La césure se situe donc entre les gradins et la maçonnerie qui les recouvre. L’exemple de Mykérinos le montre bien (fig. 2). Les blocs des gradins sont plus massifs que ceux des assises qui les recouvrent; les lits ne se correspondent donc pas, et il n’y a aucune liaison mécanique entre les deux types de maçonnerie: elles sont indépendantes et l’on peut considérer que «l’enveloppe» recouvre le «noyau» sans y adhérer. Ce n’est pas un exemple isolé: cette discontinuité a été constatée sur plusieurs autres monuments postérieurs. Une confirmation de cette dichotomie est livrée par Hérodote: «Voici comment fut construite cette pyramide [celle de Chéops]. D’abord une succession de degrés, que certains appellent krossaï, et d’autres bomides; après que la pyramide eut été édifiée sous cette forme, on élève le reste des blocs à l’aide de machines faites de morceaux de bois courts.» La Grande Pyramide, puisqu’il s’agit d’elle, est donc clairement décrite comme une structure double — «degrés» d’une part, «forme» différente d’autre part — obtenue avec le «reste des blocs». Ce témoignage, corroborant les données de terrain, se trouve en parfaite adéquation avec les concepts religieux égyptiens. L’existence des gradins est clairement évoquée dans les textes des pyramides, livres funéraires gravés sur les parois du tombeau royal à partir du règne d’Ounas (fin ve dynastie). Dans ces textes, la pyramide est assimilée à un escalier destiné à l’ascension céleste du pharaon; le signe pour désigner le mot «pyramide» (mer en égyptien) adopte régulièrement la forme d’un monument à degrés, c’est-à-dire d’un double escalier, y compris sur des graffitis de chantier tracés à la va-vite. Les premiers monuments à degrés évoquent parfaitement cette image, mais, si l’on admet que les pyramides lisses ont conservé toute la force de cette représentation symbolique, peut-on considérer que cet «escalier» existe réellement, s’il n’a jamais été réalisé, englouti et annihilé au fur et à mesure de sa construction, selon les théories d’édification en une seule phase?

Chronologie de la construction Deux étapes Si l’on prend acte de la dissociation de ces deux parties, «noyau» et «enveloppe», peut-on déterminer si elles furent montées simultanément ou bien l’une après l’autre? Il paraît architecturalement aberrant que deux composants différents et indépendants aient été montés simultanément, avec toutes les complications inutiles que cela implique: approvisionnement en blocs volontairement différents et mise en œuvre d’assises délibérément décalées. Ensuite, tous les gradins que l’on peut observer à Gîza (Mykérinos et les six petites pyramides du plateau) présentent la même caractéristique. Chaque assise y est disposée légèrement en retrait de celle sur laquelle elle repose, de sorte que les parois des gradins ne sont pas verticales mais accusent un léger fruit. Le constat est le même pour les pyramides postérieures. Cette particularité est très révélatrice: donner du fruit à une paroi ne se justifie qu’en face externe, afin d’assurer la tenue d’un massif dégagé. Appliqué à une maçonnerie englobée, donc maintenue, le procédé n’aurait aucun sens. On doit en déduire que les anciens Égyptiens érigeaient d’abord un massif indépendant en gradins, avant de le recouvrir par la maçonnerie complémentaire et le revêtement. À nouveau, cette constatation est corroborée par le témoignage d’Hérodote: «D’abord une succession de degrés [É]; après que la pyramide eut été édifiée sous cette forme, on éleva le reste des blocs.» Tous ces éléments concordants nous amènent à conclure que les pyramides furent construites en deux phases successives. Mais qu’en est-il des moyens de la réalisation, rampes et «machines»? Une remarque préliminaire s’impose. À l’exclusion des théories fantaisistes, on ne discerne généralement que deux possibilités, les rampes ou les machines, là oò existent en fait trois solutions arithmétiques 1) les rampes, 2) les machines, 3) les rampes et les machines. Puisque le texte d’Hérodote paraît jusqu’à présent conforme aux faits, continuons de lui accorder une attention favorable. Si nous en lisons bien les lignes, et non pas entre les lignes, sa description montre que: 1. «D’abord une succession de degrés [É]; après que la pyramide eut été édifiée sous cette forme» définit une première phase, mais sans préciser, malheureusement, par quel procédé elle a été réalisée. 2. «[É] après que [É] on éleva le reste des blocs à l’aide de machines» décrit une seconde phase, mais en précisant bien que c’est à ce moment-là que les machines ont été utilisées, ce qui revient à dire que la première phase a été réalisée par un autre procédé. Il faut donc envisager l’utilisation de rampes, mais le problème n’est plus du tout le même dès lors que l’on admet que celles-ci ne furent employées qu’en première phase. Le recours successif aux deux procédés — rampes et machines — est logique: — en première phase, les rampes sont indispensables, ne serait-ce que pour acheminer les grands monolithes (linteaux et éléments de voôte) incorporés dans le noyau; — en seconde phase, la maçonnerie complémentaire et le revêtement recouvriraient les rampes rendues inutilisables. Il n’est plus nécessaire alors que les machines employées aient à hisser de lourds monolithes, déjà posés en première phase. L’approvisionnement et la mise en œuvre s’en trouvent plus cohérents: — en première phase, construction de la distribution intérieure enveloppée du libage; — en seconde phase, pose de la maçonnerie complémentaire et du revêtement solidaire. Au lieu d’être choquant, le hiatus entre le noyau et la maçonnerie complémentaire est donc logique. Mais surtout, ériger une pyramide d’un seul jet implique que l’on soit capable de matérialiser avec précision quatre arêtes concourantes vers un point fictif. La mise en œuvre pratique de ce concept géométrique abstrait comporte une très forte probabilité d’erreur (arêtes non concourantes, sommet décentré), erreur dont la correction en cours de chantier ne ferait qu’induire des déformations des arêtes, imperfections qui n’apparaissent sur aucune pyramide. Cette difficulté majeure n’existe plus avec une construction en deux étapes. En première phase, il n’y a plus d’impératif de contrôle rigoureux de la géométrie de la pyramide. Il suffit que le noyau en gradins soit à peu près correctement dressé: or superposer des parallélépipèdes dégressifs avec un retrait régulier de chaque gradin ne pose strictement aucun problème. Les petits écarts pourront facilement être corrigés en seconde phase; il en résulte un gain de temps appréciable. C’est en seconde phase que la plus grande précision est requise. Mais le noyau en gradins constitue alors un support matériel sur lequel il est non seulement possible, mais encore relativement aisé d’effectuer des visées, d’implanter des jalons et de tendre des cordeaux: les arêtes ne sont plus pointées vers un néant incertain, mais suivent des trajets matérialisés et assurés. L’édification des pyramides en deux phases successives semble donc compatible avec la structure observable de certaines d’entre elles, la logique de leur mise en œuvre et la relation d’Hérodote. Ce principe étant admis, comment savoir quels furent les types de rampes et de machines -utilisés?

Degrés et rampes Les rampes «frontales». Pour les grandes pyramides, leur volume constitue un facteur pratiquement rédhibitoire. En revanche, elles pouvaient être utilisées pour des monuments de faible hauteur: mastabas ou pyramides -mineures. Les rampes «enveloppantes». Dans le cadre d’une construction en une seule phase, elles avaient le grand inconvénient de faire obstacle au contrôle de la géométrie d’une pyramide qu’elles recouvraient. Cet inconvénient est inexistant dans un processus en deux phases: — adossées aux flancs du massif en gradins, elles sont facilement réalisables; — elles constituent une solution très économique. Avantage considérable, elles peuvent même être composées en grande partie d’une maçonnerie laissée en place et recouverte en seconde phase; — leur conception est simple. Plus de «colimaçon» continu: chaque degré peut-être franchi par une rampe droite indépendante, assise sur le plat du gradin inférieur et débouchant sur le plateau supérieur (un modèle proposé par U. Hölscher); — elles sont compatibles avec le débit requis. Le chantier peut en effet être desservi sur quatre faces (par exemple, trois pour la montée des blocs et une pour la descente des équipes), ce qui favorise non seulement la régularité et l’importance du débit mais aussi la répartition des blocs; — pour les trains de halage, la difficulté consiste à passer d’une rampe à l’autre; une fois parvenu sur le plat supérieur d’un gradin, deux manœuvres sont envisageables. La première consiste à négocier un virage à angle droit. Cette manœuvre nécessite un très large débattement (bien insuffisant à l’angle des gradins) ou bien un pivotement du train de halage, avec les renvois de cordage (frottement en sus), ce qui implique complications et perte de temps. La seconde manœuvre consiste à inverser tout simplement le sens de traction, sans même faire pivoter la charge, et repartir vers une rampe montante en sens inverse. Il s’agirait alors de rampes non plus en «colimaçon» mais en «lacets» (selon le principe proposé par Hölscher), du moins pour les premiers gradins dont la longueur est compatible avec une rampe à faible pente. En fin de compte, on peut supposer que les anciens Égyptiens ont varié les solutions: rampes frontales pour de petits édifices, en «lacets» pour les premiers gradins des grandes pyramides puis en «colimaçon» pour la partie supérieure, ou, pourquoi pas, des «machines», puisque la quantité, le poids et la dimension des blocs sont alors réduits.

Enveloppe et «machines» Après l’achèvement du massif en gradins, «le reste des blocs» devant être «élevé à l’aide de machines» (Hérodote) ne représente plus que 25% environ du volume total de la pyramide. Le poids des blocs à élever, hormis pour les toutes premières assises, reste inférieur à environ deux tonnes.La réalisation de l’enveloppe finale comporte deux aspects antinomiques. La rapidité de l’approvisionnement est favorisée. Celui-ci ne dépend plus en effet de la largeur des rampes; il s’effectue sur tout le périmètre de la pyramide oò peuvent opérer de nombreuses «machines», surtout dans la partie inférieure, qui représente la plus grande part du volume. Par ailleurs, les déplacements des blocs sont limités, car la répartition des «machines» permet de les hisser à proximité de leurs emplacements définitifs. En revanche, il ne s’agit plus d’entasser rapidement des blocs bruts d’extraction. Les opérations de définition et de contrôle de la géométrie de la pyramide doivent être exécutées avec rigueur et la mise en œuvre doit s’y conformer scrupuleusement. Les blocs étant équarris, chaque assise doit être parfaitement réglée et les lits d’attente dressés. Tenter d’imaginer les «machines» sans le moindre indice serait purement spéculatif: même dans les limites de solutions très simples, les variations sont trop nombreuses. On peut néanmoins tenter de circonscrire un peu le problème. Si la précision apportée par Hérodote, «machines faites de morceaux de bois courts», doit être prise en compte, il faut éliminer les mécanismes de type «chèvre» ou «chadouf» (une haute perche sur pied manipulée par une longue corde) qui font appel au bras de levier et sont constitués, par définition, de bois longs. Le revêtement de la pyramide de Mykérinos, qui offre l’avantage d’être inachevé, peut donner lieu à des observations instructives. C’est en l’étudiant que nous avons découvert, en 1994, des fragments de revêtement en calcaire portant des traces d’hématite rouge: le revêtement de Mykérinos, «la pyramide peinte», prévu entièrement en granit, aurait ainsi été achevé en fac-similé 1. La face inclinée des blocs de revêtement est brute, bombée et saillante, et forme à chaque assise une sorte de marche arrondie (photo 2). Nombre de ces blocs présentent en outre des excroissances («tétons de manutention»). Tant que le ravalement final n’est pas entrepris, le revêtement ainsi mamelonné peut offrir deux avantages: — les ouvriers, accoutumés et agiles, peuvent se déplacer et travailler à même le revêtement brut; — en s’opposant aux glissements, tous ces bossages peuvent contri-buer au maintien des bois (échelles, traverses, piétement, etc.) destinés à hisser les blocs à même le flanc de la pyramide. Conclusion Les noyaux en gradins sont attestés dans nombre de pyramides et les mesures de microgravimétrie réalisées par Edf ont révélé l’exi
 
chapitre premier la construction des pyramides

faute de textes, d'iconographie ou de vestiges archeologiques probants, la facon dont furent erigees les pyramides demeure conjecturale. on s'en trouve reduit a echafauder des hypotheses qui sont presque toujours le fruit d'intuitions que l'on s'evertue a justifier comme on le peut. les theories les plus extravagantes ont ete imaginees. les hypotheses "raisonnables" generalement proposees s'efforcent de repondre a des questions du genre: "comment aurais-je procede a la place des anciens egyptiens?", ou bien: "quelle serait la methode la plus efficace, compte tenu des moyens dont ils disposaient?" cette facon de poser le probleme ne tient pas compte du fait que nous sommes, en realite, tres loin d'etre a "leur" place et que leurs methodes, fruits d'une experience ancestrale, rodees et parfaitement maitrisees, ne sont pas forcement celles que nous jugerions les plus efficaces. on s'evertue a demontrer la "faisabilite" de ces theories par des calculs savants: tel nombre de haleurs tractant une charge de tant de tonnes sur une pente de tant de pourcents, etc. or rien ne prouve que les anciens egyptiens n'ont pas eu recours a deux fois plus de haleurs sur une pente un peu plus forte, ou inversement! il faut donc considerer ces calculs avec prudence, car ils etayent les argumentations les plus variees en pretendant etablir des evaluations relativement precises, alors que les donnees sont tres hypothetiques. les marges d'erreur sont trop importantes. certains ont essaye de tester leur theorie au moyen de maquettes ou d'experimentations en situation reelle. quelles que fussent les techniques employees par les egyptiens, elles devaient cependant etre parfaitement au point, au contraire des essais contemporains, qui offrent toujours le spectacle desastreux que produiraient des marins improvises s'efforcant de manoeuvrer une goelette. enfin, sous l'effet d'une obsession quasiment pathologique, ces theories ne font cas que de la grande pyramide de cheops. or cette derniere ne fournit pratiquement qu'une seule information - les donnees limites du probleme -, alors que d'autres edifices du meme type presentent beaucoup plus d'interet en offrant prise a l'analyse, ne serait-ce qu'en raison de leur etat de degradation qui permet d'en observer et etudier la structure. en fin de compte, de la multitude des theories souvent -pittoresques, n'emergent que deux hypotheses credibles sur lesquelles debattent les specialistes: l'utilisation par les egyptiens de rampes ou bien de - -"machines". les hypotheses sur la construction l'utilisation des rampes le halage de lourdes charges arrimees sur des traineaux a force de bras est certes atteste, mais sur terrain horizontal ou a faible pente. la representation du transport du colosse de djehoutihetep (xiie dynastie) tracte par de nombreux rangs de haleurs en est sans doute l'exemple le plus connu. par ailleurs, quelques vestiges archeologiques (a meidoum, giza, dahchour, etc.), reels ou sujets a interpretations, temoignent de l'utilisation de rampes par les anciens egyptiens. tout le probleme consiste a etablir la facon dont une traction, concevable sur un plan (quasi) horizontal, a pu s'effectuer sur une rampe, dont la pente, necessairement faible, induit une tres grande longueur. deux hypotheses ont ete proposees: la rampe frontale et la rampe enveloppante.

la rampe frontale c'est l'hypothese avancee par jean-philippe lauer. il s'agit d'une rampe droite en briques crues, perpendiculaire a la pyramide, rallongee et rehaussee au fur et a mesure des travaux. cette theorie presente des avantages - simplicite de conception, facilite d'acheminement des blocs sur un trajet rectiligne et degage, avec possibilite de debit important - et s'appuie sur un indice - les traces d'une sorte de voie montante de la vallee vers la pyramide de meidoum, considerees par lauer comme les vestiges d'une rampe de construction. mais, pour que l'argument soit convaincant, il faudrait admettre l'existence d'une rampe partant de la vallee limoneuseÉ pour acheminer des blocs de pierre. en outre, cette theorie comporte deux defauts majeurs, tenus pour redhibitoires par nombre de specialistes: - une telle rampe associee a une grande pyramide represente en effet un travail enorme. une rampe frontale pour la pyramide de cheops representerait ainsi 1560000 m3 (chiffre donne par j.-ph. lauer), soit 60% du volume de la pyramide elle-meme, sans compter le demantelement final de ladite rampe: doublement d'un travail deja limite en soi; - les allongements et exhaussements repetes de la rampe interrompraient frequemment des chantiers dont les plannings semblent deja extremement serres.

la rampe enveloppante c'est l'hypothese proposee par georges goyon; elle est en vogue actuellement. il s'agit egalement d'une rampe en briques crues, mais s'elevant en colimacon sur les flancs de la pyramide. ce type de rampe represente un volume beaucoup moins important que celui d'une rampe frontale, et son allongement progressif, sans necessite d'exhaussement general, n'interrompt pratiquement pas les travaux. mais si cette theorie propose une rampe possible, elle induit en revanche des inconvenients majeurs pour la construction meme de la pyramide: difficultes pour les trains de haleurs de negocier les nombreux virages a angle droit et surtout impossibilite pratique de determiner et de controler a coup sur la parfaite geometrie de la pyramide, masquee par la rampe, en cours de construction (les remedes compliques et peu fiables proposes par georges goyon ne sont guere convaincants). outre leurs faiblesses respectives, ces deux theories ont en -commun trois graves defauts. ce sont des vues de l'esprit: elles ne se fondent sur aucune iconographie, ni sur l'observation ou l'analyse de vestiges archeologiques probants. a ce titre, elles sont, au sens propre du terme, des theories, que des explications laborieuses tentent de valider a posteriori. leur champ d'investigation est lacunaire: elles se bornent a tenter de resoudre, sur un plan theorique, le probleme de la seule grande pyramide, alors que d'autres pyramides, probablement erigees selon le meme principe, seraient susceptibles de fournir davantage de donnees, ne serait-ce qu'en raison de leur inachevement ou de leurs transformations. ainsi, celles de djoser a saqqara, de snefrou a meidoum et dahchour-sud furent l'objet d'accroissements successifs, pour lesquels il est difficilement concevable que de telles rampes aient pu etre construites, demolies puis reconstruites a plusieurs reprises. elles reposent sur un sophisme: la condition necessaire pour qu'elles soient recevables est que les pyramides aient ete construites en une seule phase, par exhaussement simultane de tous les composants de leur maconnerie, du libage au revetement exterieur compris. or cette condition necessaire, non demontree et discutable, est imposee comme une verite acquise: c'est en fait de la theorie meme qu'est deduit le postulat sur lequel elle repose.

l'utilisation des machines les partisans de l'utilisation de machines se fondent sur le temoignage -d'herodote, qui affirme que la grande pyramide fut edifiee "a l'aide de machines faites de morceaux de bois courts". faute de details ou d'informations iconographiques, on en est reduit a imaginer ces machines, ou a tenter de les reinventer, donnant lieu a un veritable "concours lepine". le probleme n'est pas simple, car poulies et palans etaient inconnus dans l'egypte du iiie millenaire. les seuls procedes envisageables pour manipuler des charges de plusieurs tonnes font appel au bras de levier, necessairement fait de longues pieces de boisÉ en contradiction formelle avec la seule precision apportee par herodote. des solutions ne faisant pas appel au bras de levier ont donc ete proposees. mais les traineaux hales sur les rampes, les rondins de bois de roulement ou de rappel sont alors des elements passifs que l'on ne peut de bonne foi assimiler aux machines actives decrites par herodote. quant a l'ascenseur oscillant imagine par choisy et legrain, il est d'une utilisation infiniment trop lente. enfin, on est incapable d'envisager quelle sorte de machine a pu deplacer des monolithes, linteaux ou elements de voute, d'une vingtaine de tonnes, tous elements couramment mis en oeuvre dans la construction, ce qui est aussi vrai, a fortiori, des poutres de granit d'une cinquantaine de tonnes, hissees a plus de cinquante metres d'altitude dans les chambres de decharges de la grande pyramide: on doit donc admettre que, dans ce cas extreme, seul le recours a une rampe parait convenable. en tentant d'apporter une solution globalement satisfaisante, ces theories ne parviennent qu'a s'infirmer mutuellement. sans d'ailleurs exclure que chacune d'entre elles renferme une part de verite, ne serait-il pas plus judicieux de chercher a en faire la synthese plutot que de les opposer? l'analyse de la construction on sait que la pyramide egyptienne est nee sous la forme d'un monument a degres, pyramide "en escalier" fruit de plusieurs projets successifs, sous le regne de djoser, au debut de la iiie dynastie. au debut de la ive dynastie, soit une cinquantaine d'annees plus tard, les egyptiens donnerent forme a la pyramide veritable, a pente lisse, en ajoutant de la maconnerie aux degres de la pyramide de meidoum, premier grand monument construit par houni selon certains, par snefrou pour d'autres. le fait que la pyramide de meidoum ait ete erigee en plusieurs etapes (voir plus loin ch. iii) a trois implications: - les anciens egyptiens connaissaient un procede permettant la construction en plusieurs phases; - ce procede devait etre different de ceux des rampes evoques plus haut, car il aurait fallu les construire puis les demolir a chaque projet; - la pyramide veritable ne procede pas de l'abandon du monument a degre originel, mais de son recouvrement par une enveloppe maconnee.

la structure bipartite des pyramides il est patent que le monument a degres a perdure dans la pyramide veritable, puisque l'on constate que toutes celles dont l'inachevement ou la ruine permettent l'observation de la structure possedent un noyau en gradins. c'est un fait verifie pour les pyramides des ve-vie dynasties, et assure pour les trois pyramides de reines de mykerinos et de cheops sous la ive (photo 1). paradoxalement, en depit de ce principe recurrent, les grandes pyramides royales de cette epoque ont souvent ete considerees comme construites selon un autre principe, celui des grands lits horizontaux de blocs, donnant une structure totalement homogene. la raison devrait neanmoins dicter une regle qui ne s'ecarte pas a la fois des exemples anterieurs, les pyramides a degres de la iiie dynastie, et des exemples posterieurs. comme l'ecrivait i.e.s. edwards, "il serait etrange que les grandes pyramides [de la ive dynastie] aient ete concues d'une autre maniere". en ce qui concerne la grande pyramide elle-meme, qui presente "l'inconvenient" d'etre intacte, des mesures de microgravimetrie realisees en 1987 par edf ont permis d'eclairer cette question en evaluant la densite du monument et ses variations. on a pu mettre en evidence des alternances de densite conformes a ce que produirait la presence d'une structure interne en gradins (fig. 1). pour la pyramide de mykerinos, une observation directe de sa structure peut etre effectuee sur la face nord, grace a la grande saignee qui fut pratiquee au-dessus de l'entree du monument. par cette coupe franche dans la maconnerie en place (fig. 2), on peut distinguer deux groupes de maconnerie, du centre vers l'exterieur. un "noyau" central comprend les parements de la distribution interne en maconnerie homogene, tres soignee et ravalee; un libage constitue de blocs de remplissage brut d'extraction, tres grossiers et heterogenes; une maconnerie compacte de gros blocs equarris, mais non ravales, disposes en gradins presentant un leger fruit. l' "enveloppe" comprend une maconnerie de blocs equarris qui recouvre les gradins et confere a la pyramide sa silhouette definitive; les lits des assises sont parfaitement regles afin de recevoir le revetement de finition; le revetement exterieur, de la meilleure qualite et parfaitement ravale. nous distinguons aussi ces deux groupes parce qu'il y a une solution de continuite entre le "noyau" et son "enveloppe". les gradins forment la "carapace" d'un libage parfois tres chaotique a l'interieur du massif; inversement, la maconnerie complementaire sert de gabarit et de support au revetement exterieur. la cesure se situe donc entre les gradins et la maconnerie qui les recouvre. l'exemple de mykerinos le montre bien (fig. 2). les blocs des gradins sont plus massifs que ceux des assises qui les recouvrent; les lits ne se correspondent donc pas, et il n'y a aucune liaison mecanique entre les deux types de maconnerie: elles sont independantes et l'on peut considerer que "l'enveloppe" recouvre le "noyau" sans y adherer. ce n'est pas un exemple isole: cette discontinuite a ete constatee sur plusieurs autres monuments posterieurs. une confirmation de cette dichotomie est livree par herodote: "voici comment fut construite cette pyramide [celle de cheops]. d'abord une succession de degres, que certains appellent krossai, et d'autres bomides; apres que la pyramide eut ete edifiee sous cette forme, on eleve le reste des blocs a l'aide de machines faites de morceaux de bois courts." la grande pyramide, puisqu'il s'agit d'elle, est donc clairement decrite comme une structure double - "degres" d'une part, "forme" differente d'autre part - obtenue avec le "reste des blocs". ce temoignage, corroborant les donnees de terrain, se trouve en parfaite adequation avec les concepts religieux egyptiens. l'existence des gradins est clairement evoquee dans les textes des pyramides, livres funeraires graves sur les parois du tombeau royal a partir du regne d'ounas (fin ve dynastie). dans ces textes, la pyramide est assimilee a un escalier destine a l'ascension celeste du pharaon; le signe pour designer le mot "pyramide" (mer en egyptien) adopte regulierement la forme d'un monument a degres, c'est-a-dire d'un double escalier, y compris sur des graffitis de chantier traces a la va-vite. les premiers monuments a degres evoquent parfaitement cette image, mais, si l'on admet que les pyramides lisses ont conserve toute la force de cette representation symbolique, peut-on considerer que cet "escalier" existe reellement, s'il n'a jamais ete realise, englouti et annihile au fur et a mesure de sa construction, selon les theories d'edification en une seule phase?

chronologie de la construction deux etapes si l'on prend acte de la dissociation de ces deux parties, "noyau" et "enveloppe", peut-on determiner si elles furent montees simultanement ou bien l'une apres l'autre? il parait architecturalement aberrant que deux composants differents et independants aient ete montes simultanement, avec toutes les complications inutiles que cela implique: approvisionnement en blocs volontairement differents et mise en oeuvre d'assises deliberement decalees. ensuite, tous les gradins que l'on peut observer a giza (mykerinos et les six petites pyramides du plateau) presentent la meme caracteristique. chaque assise y est disposee legerement en retrait de celle sur laquelle elle repose, de sorte que les parois des gradins ne sont pas verticales mais accusent un leger fruit. le constat est le meme pour les pyramides posterieures. cette particularite est tres revelatrice: donner du fruit a une paroi ne se justifie qu'en face externe, afin d'assurer la tenue d'un massif degage. applique a une maconnerie englobee, donc maintenue, le procede n'aurait aucun sens. on doit en deduire que les anciens egyptiens erigeaient d'abord un massif independant en gradins, avant de le recouvrir par la maconnerie complementaire et le revetement. a nouveau, cette constatation est corroboree par le temoignage d'herodote: "d'abord une succession de degres [É]; apres que la pyramide eut ete edifiee sous cette forme, on eleva le reste des blocs." tous ces elements concordants nous amenent a conclure que les pyramides furent construites en deux phases successives. mais qu'en est-il des moyens de la realisation, rampes et "machines"? une remarque preliminaire s'impose. a l'exclusion des theories fantaisistes, on ne discerne generalement que deux possibilites, les rampes ou les machines, la ou existent en fait trois solutions arithmetiques 1) les rampes, 2) les machines, 3) les rampes et les machines. puisque le texte d'herodote parait jusqu'a present conforme aux faits, continuons de lui accorder une attention favorable. si nous en lisons bien les lignes, et non pas entre les lignes, sa description montre que: 1. "d'abord une succession de degres [É]; apres que la pyramide eut ete edifiee sous cette forme" definit une premiere phase, mais sans preciser, malheureusement, par quel procede elle a ete realisee. 2. "[É] apres que [É] on eleva le reste des blocs a l'aide de machines" decrit une seconde phase, mais en precisant bien que c'est a ce moment-la que les machines ont ete utilisees, ce qui revient a dire que la premiere phase a ete realisee par un autre procede. il faut donc envisager l'utilisation de rampes, mais le probleme n'est plus du tout le meme des lors que l'on admet que celles-ci ne furent employees qu'en premiere phase. le recours successif aux deux procedes - rampes et machines - est logique: - en premiere phase, les rampes sont indispensables, ne serait-ce que pour acheminer les grands monolithes (linteaux et elements de voute) incorpores dans le noyau; - en seconde phase, la maconnerie complementaire et le revetement recouvriraient les rampes rendues inutilisables. il n'est plus necessaire alors que les machines employees aient a hisser de lourds monolithes, deja poses en premiere phase. l'approvisionnement et la mise en oeuvre s'en trouvent plus coherents: - en premiere phase, construction de la distribution interieure enveloppee du libage; - en seconde phase, pose de la maconnerie complementaire et du revetement solidaire. au lieu d'etre choquant, le hiatus entre le noyau et la maconnerie complementaire est donc logique. mais surtout, eriger une pyramide d'un seul jet implique que l'on soit capable de materialiser avec precision quatre aretes concourantes vers un point fictif. la mise en oeuvre pratique de ce concept geometrique abstrait comporte une tres forte probabilite d'erreur (aretes non concourantes, sommet decentre), erreur dont la correction en cours de chantier ne ferait qu'induire des deformations des aretes, imperfections qui n'apparaissent sur aucune pyramide. cette difficulte majeure n'existe plus avec une construction en deux etapes. en premiere phase, il n'y a plus d'imperatif de controle rigoureux de la geometrie de la pyramide. il suffit que le noyau en gradins soit a peu pres correctement dresse: or superposer des parallelepipedes degressifs avec un retrait regulier de chaque gradin ne pose strictement aucun probleme. les petits ecarts pourront facilement etre corriges en seconde phase; il en resulte un gain de temps appreciable. c'est en seconde phase que la plus grande precision est requise. mais le noyau en gradins constitue alors un support materiel sur lequel il est non seulement possible, mais encore relativement aise d'effectuer des visees, d'implanter des jalons et de tendre des cordeaux: les aretes ne sont plus pointees vers un neant incertain, mais suivent des trajets materialises et assures. l'edification des pyramides en deux phases successives semble donc compatible avec la structure observable de certaines d'entre elles, la logique de leur mise en oeuvre et la relation d'herodote. ce principe etant admis, comment savoir quels furent les types de rampes et de machines -utilises?

degres et rampes les rampes "frontales". pour les grandes pyramides, leur volume constitue un facteur pratiquement redhibitoire. en revanche, elles pouvaient etre utilisees pour des monuments de faible hauteur: mastabas ou pyramides -mineures. les rampes "enveloppantes". dans le cadre d'une construction en une seule phase, elles avaient le grand inconvenient de faire obstacle au controle de la geometrie d'une pyramide qu'elles recouvraient. cet inconvenient est inexistant dans un processus en deux phases: - adossees aux flancs du massif en gradins, elles sont facilement realisables; - elles constituent une solution tres economique. avantage considerable, elles peuvent meme etre composees en grande partie d'une maconnerie laissee en place et recouverte en seconde phase; - leur conception est simple. plus de "colimacon" continu: chaque degre peut-etre franchi par une rampe droite independante, assise sur le plat du gradin inferieur et debouchant sur le plateau superieur (un modele propose par u. holscher); - elles sont compatibles avec le debit requis. le chantier peut en effet etre desservi sur quatre faces (par exemple, trois pour la montee des blocs et une pour la descente des equipes), ce qui favorise non seulement la regularite et l'importance du debit mais aussi la repartition des blocs; - pour les trains de halage, la difficulte consiste a passer d'une rampe a l'autre; une fois parvenu sur le plat superieur d'un gradin, deux manoeuvres sont envisageables. la premiere consiste a negocier un virage a angle droit. cette manoeuvre necessite un tres large debattement (bien insuffisant a l'angle des gradins) ou bien un pivotement du train de halage, avec les renvois de cordage (frottement en sus), ce qui implique complications et perte de temps. la seconde manoeuvre consiste a inverser tout simplement le sens de traction, sans meme faire pivoter la charge, et repartir vers une rampe montante en sens inverse. il s'agirait alors de rampes non plus en "colimacon" mais en "lacets" (selon le principe propose par holscher), du moins pour les premiers gradins dont la longueur est compatible avec une rampe a faible pente. en fin de compte, on peut supposer que les anciens egyptiens ont varie les solutions: rampes frontales pour de petits edifices, en "lacets" pour les premiers gradins des grandes pyramides puis en "colimacon" pour la partie superieure, ou, pourquoi pas, des "machines", puisque la quantite, le poids et la dimension des blocs sont alors reduits.

enveloppe et "machines" apres l'achevement du massif en gradins, "le reste des blocs" devant etre "eleve a l'aide de machines" (herodote) ne represente plus que 25% environ du volume total de la pyramide. le poids des blocs a elever, hormis pour les toutes premieres assises, reste inferieur a environ deux tonnes.la realisation de l'enveloppe finale comporte deux aspects antinomiques. la rapidite de l'approvisionnement est favorisee. celui-ci ne depend plus en effet de la largeur des rampes; il s'effectue sur tout le perimetre de la pyramide ou peuvent operer de nombreuses "machines", surtout dans la partie inferieure, qui represente la plus grande part du volume. par ailleurs, les deplacements des blocs sont limites, car la repartition des "machines" permet de les hisser a proximite de leurs emplacements definitifs. en revanche, il ne s'agit plus d'entasser rapidement des blocs bruts d'extraction. les operations de definition et de controle de la geometrie de la pyramide doivent etre executees avec rigueur et la mise en oeuvre doit s'y conformer scrupuleusement. les blocs etant equarris, chaque assise doit etre parfaitement reglee et les lits d'attente dresses. tenter d'imaginer les "machines" sans le moindre indice serait purement speculatif: meme dans les limites de solutions tres simples, les variations sont trop nombreuses. on peut neanmoins tenter de circonscrire un peu le probleme. si la precision apportee par herodote, "machines faites de morceaux de bois courts", doit etre prise en compte, il faut eliminer les mecanismes de type "chevre" ou "chadouf" (une haute perche sur pied manipulee par une longue corde) qui font appel au bras de levier et sont constitues, par definition, de bois longs. le revetement de la pyramide de mykerinos, qui offre l'avantage d'etre inacheve, peut donner lieu a des observations instructives. c'est en l'etudiant que nous avons decouvert, en 1994, des fragments de revetement en calcaire portant des traces d'hematite rouge: le revetement de mykerinos, "la pyramide peinte", prevu entierement en granit, aurait ainsi ete acheve en fac-simile 1. la face inclinee des blocs de revetement est brute, bombee et saillante, et forme a chaque assise une sorte de marche arrondie (photo 2). nombre de ces blocs presentent en outre des excroissances ("tetons de manutention"). tant que le ravalement final n'est pas entrepris, le revetement ainsi mamelonne peut offrir deux avantages: - les ouvriers, accoutumes et agiles, peuvent se deplacer et travailler a meme le revetement brut; - en s'opposant aux glissements, tous ces bossages peuvent contri-buer au maintien des bois (echelles, traverses, pietement, etc.) destines a hisser les blocs a meme le flanc de la pyramide. conclusion les noyaux en gradins sont attestes dans nombre de pyramides et les mesures de microgravimetrie realisees par edf ont revele l'existence probable d'une telle structure au sein de la grande pyramide. ensuite, toutes nos observations et analyses nous conduisent a penser que les pyramides furent construites en deux etapes successives, massif et enveloppe. des elements en correlation avec ces preliminaires seront mis en evidence au cours de l'etude architecturale de la grande pyramide que nous allons developper. cette etude aboutira a une conclusion inattendue, directement liee a ces donnees prealables.