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  Sophie Revault, Le bleu du Nil

 

© Les Éditions Complicités à Grignan (26230) — 1999

ISBN : 2-910721-05-1

 

1982

5 février

Depuis quelques jours le vent se lève le matin vers 10 heures. Il souffle sans discontinuer jusqu’au soir. Tout à l’heure, j’ai vu les palmiers de l’autre rive comme calcinés, d’un noir de charbon profond, intense et mat, hérissés sous le vent comme des piquants d’oursins. Deux minutes après, tout avait repris un aspect normal, c’était seulement l’ombre d’un nuage sur la frange végétale. En face, les paysans commencent à brôler les racines des cannes à sucre. Une quinzaine de milans survolent les champs en décrivant des cercles. Ils sont à l’affôt des petites bêtes qui fuient le feu.

Premier signe, les feuilles sèches du kapokier au-dessus de la terrasse se mettent à cliqueter, on dirait que le mouvement gagne les hauteurs, c’est léger et imperceptible. Après, il n’y a plus de doute, l’air s’engouffre violemment entre les paquets touffus des branches de filao* épais comme des perruques d’anciens Égyptiens. C’est une rumeur qui vient de loin, enfle, s’étoffe du chuintement de l’air qui se déchire sur les ramures.

28 mars

Tout ce mois de mars, dessin et étude sur la couleur dans les champs. Le paysage est le lieu d’une réflexion extérieure inhabituelle, il est toute la réflexion. Il suffit du regard qui découpe, analyse, décrypte. La seule chose qui m’intéresse est l’instant de saisie du monde environnant qui est une forme de possession.

Avril

J’ai passé cinq jours à Deir el Medineh*, à la maison des fouilles françaises. J’ai dormi dans une ancienne tombe creusée dans le roc et aménagée en chambre. J’ai marché le soir au crépuscule en bordure du désert ; les éclats de calcaire blanc, gris dans la pénombre, virent au blanc doré lumineux sous le regard qui s’attarde, comme si l’œil avait le pouvoir d’appeler la lumière ; de même j’ai fait virer des flaques d’ombres grises au bleu. On doit mettre dans le gris tout ce que l’on a du mal à définir.

Il devient difficile de trouver des lieux nouveaux car j’ai déjà bien écumé cette rive. Je dois aussi lutter contre les mouches exaspérantes et ma nervosité devant la nature : peur que quelque chose ne vienne rompre la tension du travail, peur de ne pouvoir dénouer les difficultés de la vision.

1er juin

Je me suis réveillée la nuit dernière à cause de la chaleur ; il faisait si chaud que j’ai cru d’abord avoir de la fièvre. Sortie du sommeil, les paupières closes, j’entrai peu à peu en possession de l’obscurité de la chambre, puis au-dehors, le jardin, et plus loin encore le fleuve et les champs.

Dans ce noir épais et solide détruisant la matérialité des choses, venait à moi, tantôt lointaine, tantôt proche, la voix du chant des morts, mais de quel mort, de quel côté, copte, musulman ? Et de quelle rive ? Je ressentais très nettement s’enfoncer dans mon oreille les lignes sinueuses et continues de la plainte chantée, une plainte nasillarde d’une tristesse infinie.

15 juin

Les allées du village débouchent sur le Nil. Quel contraste entre l’ombre des arbres et l’éclat laiteux de l’eau paresseuse ! Rien ne laisse voir qu’elle coule. Les brumes qui montent avalent les reflets et gomment les mouvements de la surface. Pas un souffle. Seule, la sensation curieuse du volume de mon corps découpé en négatif par la chaleur ; et l’attente, qui se nourrit d’elle-même, l’attente, l’œil rivé à l’horizon d’eau.

De la plage, des bruits de vaisselle et d’eau, métal contre métal, assourdis, comme s’ils venaient de loin, et des bavardages, des appels de femmes aux enfants qui trouent la pesanteur du silence et rassurent.

L’atmosphère, les choses, ont une épaisseur, une consistance ; le temps aussi, il n’y a que du consistant. Je recrée l’espace à partir des cris et des bruits avec l’esprit qui forcément suit la rive et les bords du désert ; qui acquiert lui aussi une présence plus dense, indéfinie, caché comme il l’est par la montagne ; pulsation lointaine, rappel du vide. Aux laisses du désert, on dépose les morts.

17 juin

On dirait que la montagne habituellement si ferme en ses contours perd de sa substance rose dans l’eau et le ciel. L’air tremble, plein de bourdonnements d’insectes. Tout est déformation, liquéfaction, dans une fausse immobilité. Cette montagne m’est devenue familière et impénétrable à la fois. Je la force à m’apparaître ; sa beauté engendre un élan ; le regard veut la pénétrer et reconnaît en même temps que c’est impossible.

Je pourrais la percevoir encore mieux si au lieu d’avoir une vision limitée, sélective et mobile, j’avais une vision d’appareil photographique.

Ce paysage, je crois le voir, or il m’échappe. Ni les pensées ni les impressions ne suffisent. Il faut des mots qui décrivent, qui précisent.

Si par exemple je regarde une tache verte informe, au bas de la berge, juste en face, et si je me dis, détachant les mots : — cette tache verte qui borde l’eau — je devine que ce sont des roseaux — ils se diluent dans l’eau — j’introduis une dynamique, je ne suis plus cet être passif qui reçoit le paysage, je suis passée en dehors, de l’autre côté. Une façon de réinventer.

La montagne était trop proche, trop longue, pour être appréhendée en une seule fois dans son entier. Je ne faisais que cheminer d’un point à un autre, de séquence en séquence, en essayant de rapporter ces morceaux à l’image de l’ensemble.

Il fallait avoir recours au format réduit de la photographie ou du dessin, à l’étude minutieuse et détaillée ; mais plus je me rapprochais de la totalité par additions de fragments et de détails, plus je gagnais en savoir et en compréhension, et plus je m’éloignais de l’émotion d’une connaissance instinctive.

Je devais donc retourner à ce qui me dépassait, au vivant insaisissable, avec une sensation d’échec, balançant continuellement entre la perception de la démesure et la réponse de l’œil détaillant, fragmentant ; à la recherche d’une totalité tout en sachant que la trouvant, je perdrais son essence : paradoxe qui me renvoyait aux études fragmentaires, aux variations, elles-mêmes faites de fragments réunis et accordés aux limites de la perception.

Plus tard, c’est dans le même esprit que je me servais de mes photos, pour avoir d’autres totalités plus accessibles à l’œil et à la réflexion.

 

1er septembre

Midi. La montagne est vague de pierre, expulsion de la houle minérale qui s’étend derrière elle. L’ocre en poudre soulevée dans la course teinte le ciel, tombe dans l’eau, suscite l’image d’une bête racornie.

Septembre

Cette montagne, je la nomme et la fais montagne. Sa présence est toute contenue entre l’apparition rayonnante qui fait le fond du paysage et la dernière manifestation de l’immensité désertique, son évanouissement possible dans le minéral infini qui se trouve derrière elle.

Bientôt quatre ans que je la regarde, que j’observe ses variations au fil des jours ; elle a toujours le même pouvoir d’attraction.

La montagne, le fleuve, la chaleur triomphent par excès ; tant qu’il m’est permis de trouver à dire, je ne suis pas en danger mais tout se dérobe si je ne peux plus apporter de réponses à ce que je vois. Le vide que je ressens alors est une forme d’exil.

Deux jours après. 16 heures.

La lumière reflétée par le fleuve crée un violent effet de contre-jour alors que la lumière qui tombe du ciel en halo, farde, sublime la couleur par la qualité du doré de la poussière ocre en suspension. C’est une lumière diffuse de l’air qui poudre ce qu’elle touche : les contours des formes sont flous, les masses s’affirment tandis que ce qui n’est pas complètement opaque comme la végétation s’illumine de l’intérieur.

Novembre

Je vais tous les jours à la pointe nord de l’île des crocodiles. De l’autre côté, les cultures des paysans et le chantier de construction d’un hôtel. La lumière est exaltante ; à ma droite, l’échappée vers la montagne ; derrière moi, le bras du Nil entre l’île et la rive, grouillant de vie, de cris d’oiseaux. Je rentre le soir soulevée de bonheur d’avoir vécu cette plénitude.

J’analyse la couleur. Il faut réapprendre à voir ; se débarrasser de ce que l’on sait. Le bombardement lumineux est si intense qu’il cache l’obscurité des choses, comme le ciel que je voyais clair jusqu’à ce qu’une mouette en passant me le révélât sombre.

21 novembre

D’habitude la nuit se pose avec délicatesse et profondeur ; c’est l’instant oò les choses se ferment, juste avant de sombrer. Chaque soir est un engloutissement dans la couleur. On dirait qu’une ligne mystérieuse partage la montagne en deux zones, bleutée-grise au nord, rouge flamboyant au sud. Je regarde alternativement d’un côté puis de l’autre pour aviver l’opposition.

C’est du nord par le fleuve que la nuit monte.

Ce soir les dernières phases colorées sont violentes et rapides. Le ciel baigne dans l’eau rouge ; en face, les palmiers au pied de la falaise sont encore présents bien que noyés dans l’obscurité.

Bientôt se distinguent les moindres ondulations à la surface de l’eau, les courants et les palpitations des petites vagues. Le milieu du fleuve scintille. Plus loin en arrière, d’un seul coup une longue bande se forme, ruissellement d’orange cuivré, tranché de jaune citron, suivi d’éclairs turquoise ; puis tout se dilue, retombe et s’éteint comme un éventail bariolé, ouvert et refermé.

Décembre

De nouveau au souk pour des croquis rapides, des notes à la grosse mine de plomb. J’aime l’extrême tension au bout des doigts : la concentration déployée hors de soi, l’intelligence du geste qui résume des certitudes, et le moment oò je ne sais plus distinguer le regard de la mémoire du trait. Quelquefois, à cause de cela, c’est comme si, à mi-chemin entre ce que je dessine et moi, il y avait une image faite de mémoires, une rencontre de deux mémoires, celle du dessin en train de se faire et celle du sujet que je regarde ; une image virtuelle.

Je vais partout oò il y a mouvement et affluence, là oò les gens sont absorbés, dans l’action mais aussi dans la détente ; les cafés, les bateaux, les bacs et les marchés.

On sent à leurs gestes les paysans extrêmement présents à ce qu’ils font, dès qu’il y a contact avec les choses, peut-être parce qu’ils sont parfois si pauvres que l’objet le plus humble a de la valeur. Il y a toujours un plaisir et une grâce aussi. Le verre de thé est toujours une fête, le toucher compte. La main boit et mange avant la bouche.

15 décembre

Quand je suis en France, je sens que toute une partie en moi disparaît dans l’ombre, inutilisable ; c’est que je suis devenue égyptienne ; c’est lorsque je rentre en Égypte que je comprends combien ce pays, cette vie, me façonnent ; je découvre alors ma dépendance, comment les choses se sont coulées peu à peu en moi ; je suis allée me nourrir à elles et elles sont venues faire prise en moi, se structurer, susciter de nouvelles images.

1983

2 janvier

Je n’ai plus la même notion du temps, je le sens en moi comme une masse confuse, envahissante ; une durée pure, longue, sans terme, je n’ai pas d’autre issue que de m’y enfoncer toujours davantage ; elle est toute concentrée dans le présent, gonflée du poids des années déjà passées ici et aussi du temps à venir parce que je n’en connais pas la fin. C’est un temps vécu comme une éternité, un immobilisme général qui me fait redoubler de patience et d’obstination. Seule reste la linéarité, un jour après l’autre, comme un pas devant l’autre dans la marche.

Je me souviens de l’effort que je faisais au début pour distinguer les jours de la semaine entre eux par une marque particulière ; dimanche, jour des coptes — lundi, après dimanche — mardi, jour du souk — mercredi, jour sans rien — jeudi, veille de vendredi — vendredi, jour de congé pour tout le monde — samedi, jour du courrier.

De même, je dois toujours faire un effort de mémoire pour situer l’hôtel Savoy par exemple, sur la ligne droite de la corniche de Louqsor. Là encore, une succession de points, avant/milieu/après, cette fois dans l’espace, tous neutralisés par une banalité générale et développant le sentiment du temps, le parcours dans cet espace rectiligne finissant par devenir une image de la marche du temps à force d’être suivi indéfiniment dans un sens, puis dans l’autre.

Dès la première seconde, en descendant de l’avion, le pied au sol, je pris conscience de l’enfermement que représentait la rectitude de ce couloir nord-sud ; c’était la condamnation de ne pouvoir aller et venir, penser et sentir que droit devant soi ou derrière soi puisque est et ouest ne signifiaient plus rien que le désert et la croisée solaire. Quant à ces déplacements linéaires, j’en découvrirai bien plus tard la présence dans les paysages ouverts de P.Brueghel, oò le regard plongeant très loin dans l’horizon retrouve et perçoit d’autant mieux la sensation physique de l’espace parcouru que la distance est signifiée par des points-jalons disposés comme des graduations sur une règle imaginaire, si bien que l’espace exprimé, rendu indissociable de la durée mise par le corps pour le franchir, réveille, chez celui qui regarde, une mémoire sensorielle d’un temps physique de la traversée.

8 janvier

Je dessine avec I. à la lisière des villages. Je laisse de côté la couleur ; la structure rythmée des maisons est la plus forte, je la sens mieux à l’encre de Chine et au bambou.

À force de regarder ces villages à partir du niveau du sol, puisque l’on est toujours assis par terre ou du haut des kôms*, je finis par avoir une vision aplatie, comme si toutes les maisons, étant de même hauteur, faisaient une seule et même longue bande d’un patchwork de carrés et de rectangles.

C’est que je les vois d’un peu loin pour mieux les saisir dans leur ensemble, et que la mouna* qui les recouvre absorbe la lumière, gomme les contrastes, efface les angles et la profondeur, en ramenant tout sur un même plan. Ce grand rectangle fait de pièces rapportées, allongé et bordé d’arbres, dans lequel l’œil peut faire venir une forme en avant et la faire s’aplatir ensuite, donne un choc.

Quel nouvel espace suggérer qui ne soit pas une simple composition rythmée, une simple juxtaposition de couleurs ?

12 janvier

L’émotion ressentie en dessinant ces maisons, avec le sentiment que quelque chose était sur le point de m’être révélé, aujourd’hui je la rattache à l’enfance, à ce que je visualisais le soir avant de m’endormir : dans la pénombre, des petites vagues à la consistance molle, se gonflaient, se creusaient, renaissaient. Le mouvement de cette matière était hypnotique.

Septembre

J’ai retrouvé la montagne après deux mois passés en France comme les autres années, mais cette fois j’ai eu le sentiment d’un danger. L’an dernier, je me souviens d’avoir repoussé jusqu’au dernier moment ce que je ressentais déjà comme un affrontement : reprendre contact avec la montagne.

J’avais eu une sensation d’exil, comme jamais je ne l’avais éprouvée, il s’était révélé impossible d’appartenir à ce pays, impossible d’y avoir une place, malgré mes efforts pour me sentir « être d’ici ». Cette terre est trop durement métaphysique, le sentiment d’irréalité trop fort. Existe-t-il nulle part ailleurs un pays suspendu, une mince frange de terre pincée entre deux lames grises d’eau et de ciel ?

C’est ce que je vois de la terrasse surplombant le Nil, et c’est comme si je me tenais à l’extrême bord d’une planète plate d’oò je verrais l’infini de l’espace ; et quand je regarde ce paysage qui flotte, je n’arrive pas à croire que c’est seulement une apparence, une illustration de plus à l’idée du vide ou du temps arrêté. Je ne parviens pas à voir de distance entre la réalité et ce qu’elle signifie, ce qui m’amène à dire que ce paysage est métaphysique, qu’il est fait de sensations métaphysiques. Cet espace-temps réduit à son essence rejette la présence et l’activité des hommes, les réduit à l’état d’insectes qui s’agitent laborieusement. La chaleur solidifie l’air et le vivant ; tout ceci est effroyablement beau, vide, et dur.

Octobre

Quatre ans après, il ne me semble pas avoir réussi à pénétrer quoi que ce soit en Égypte.

Ce que je vis me semble toujours étrange, décalé malgré les reconstructions que j’en donne en la racontant à ceux qui ne la connaissent pas.

Je voudrais aller au-delà des récits de voyage qui enregistrent, décrivent, informent sans aborder les transformations qui s’opèrent avec le temps.

Le pays s’impose par longs plans horizontaux. Le fleuve, la rive, les bandes de cultures, la bande des palmiers. Le canal et les levées de terre. Les montagnes qui accompagnent le fleuve. Les arbres et les roseaux le long de la piste. Les registres sur les murs des temples et les files des personnages. À l’intérieur de ces bandes, des rythmes simplifiés et répétitifs comme pour les façades des maisons des villages, eux aussi, vus en allongements.

Quand on vient du Caire en train de jour, on perçoit mieux le défilé monotone des champs, des palmiers et des villages. Je ne trouve rien de remarquable au premier abord : c’est plutôt la banalité qui m’intéresse, elle me déroute. Je n’ai pas d’alternative : chaque fois que je sors, je me heurte à elle. Quelles nécessités ont conduit les hommes à élaborer ce type d’espace et d’habitat ? Je n’en comprends pas le dépouillement, l’absence de recherche ou de décoration, un certain goôt du vide, du minimal.

Les crises de profonde lassitude que nous subissions parfois, je me demandais si nous ne les devions pas également — en dehors de l’impossibilité d’avoir des relations autres que celles du travail forcément incomplètes et d’être privés de la vie culturelle française — au dénuement, à cette absence de créativité apparente, forme de vide que nous ressentions autour de nous, décourageante à la longue.

Était-ce l’écrasante présence physique du désert, la chaleur, la poussière et les vents contre lesquels rien ne résistait, qui venaient vite à bout de ce qui était neuf ; décrépitude qui finissait par dégoôter de vouloir autre chose que le strict nécessaire, qui faisait baisser les bras ? Ou bien était-ce une conséquence de la très grande pauvreté, les efforts étant concentrés sur une survie quotidienne qui réclamait tout, et donc, que l’idée d’inventer ou d’améliorer ne paraissait même pas envisageable ?

C’est que je comparais encore avec la Tunisie, avec son extrême douceur de vie exaltée par la nature ; avec la richesse des réponses données par son peuple à travers toutes les formes de son art.

29 décembre

Aujourd’hui la plage a changé. Ce ne sont plus les femmes qui viennent laver la vaisselle ou le linge, mais les petites filles aux robes fluo. Elles ne lavent pas : elles dansent, elles twistent, elles foulent du pied droit le vêtement dans la cuvette tandis que le corps virevolte.

Les laveuses sont confinées au nord près des fils de fer barbelés. Tout le reste de la plage est maintenant occupé par les laveurs de chevaux, de calèches, de voitures, de camions, bicyclettes, charrettes ; d’ânes et de moutons ; et puis des chiens qui viennent s’asseoir dans l’eau, pendant de longs quarts d’heure au milieu de l’agitation générale.

C’est devenu le lieu de baignade pour les hommes qui se lavent tout nus, très simplement. Ils ont des gestes particuliers avec l’eau. Ce sont les mêmes gestes repris par tous, grands et tout petits, quand ils s’approchent du bord, retroussent les manches, prennent l’eau pour la boire ou pour se rafraîchir la tête sous le chèche* ; se frotter la nuque ou l’arrière des oreilles. Il n’y a pas plusieurs façons de le faire, il n’y en a qu’une ; elle devient signe d’appartenance à une même communauté pour celui du dehors. Il est curieux de voir qu’à telle situation correspond telle attitude, telle réponse gestuelle et pas une autre. C’est le choix d’une façon de vivre qui se transmet ainsi.

Par exemple, la façon de s’asseoir sur les talons, les genoux légèrement écartés et les coudes reposant sur les genoux, mains totalement relâchées, bras tendus, doit être le signe d’un repos et d’une nonchalance sans abandon. Peut-être que le geste compte autant que le résultat et qu’il peut même le remplacer. J’ai encore dans la mémoire les gestes des Tunisiens, bien différents.

Ce que je dis est forcément incomplet, je suis trop plongée dans l’observation quotidienne, l’atelier dans le jardin donnant juste au-dessus de la plage. Il faudra le recul de quelques années pour qu’il me reste seulement ce qui est important et véritablement significatif.

Plus tard, je ne retiendrai que ce qu’il y a de plus fort, il y aura la vision oò tous les jours et toutes les années se confondront, une mémoire qui se fiera aux sensations revécues, analysées, et la véracité du dire se fondera sur l’authenticité, le côté entier et sans contradiction de ces sensations.

 

1984

Janvier

J’ai relu mes notes depuis mon arrivée à Karnak ; je m’aperçois que je n’ai marqué les dates qu’à partir de 82 ; c’est l’année oò j’ai commencé à travailler la couleur dans les champs.

Au début le temps coulait sans limite et je ne l’ai pas mesuré ; je n’en voyais pas l’utilité à cause de la durée indéfinie des années que je savais devoir passer ici ; c’était comme un temps des limbes, un temps de préparation oò je cherchais à avoir prise sur la réalité égyptienne.

Ce qui m’y avait naturellement poussée aussi, comme la pente du sol entraîne le fleuve, c’était l’absence des repères habituels européens que sont les fêtes et les changements des saisons : d’un seul coup, plus rien d’autre qu’une longue, grande, interminable saison chaude que ne parvenait pas à équilibrer une courte saison froide.

Il faut du temps pour que le corps s’habitue. Plus de cycles comme en France, plus de sentiments de progression rythmée dans le temps, plus de différences significative entre les jours, les mois, les années, mais une déstructuration et une absence de jalons vécues au début — temps de découverte et de première accoutumance — comme un élargissement infini, une dilatation libératrice du temps qui nous semblait même avoir gagné le ciel, avec le calendrier lunaire qui faisait s’avancer les dates des fêtes musulmanes d’année en année.

Cette trêve ne dura guère ; nous qui étions conditionnés auparavant par des rythmes plutôt rapides, il nous fallut apprendre à vivre le contraire, ce qui allait se révéler à la longue une souffrance : la succession étale des jours, une figure d’éternité. Ce fut pour lutter contre elle que je m’astreignais à une comptabilité quotidienne de mon travail dans des calendriers que je traçais exprès, et que je m’efforçais de dater ce que j’écrivais. Quelques années plus tard, je trouvais que le même processus d’aplanissement s’étendait sur les choses et sur les êtres, une généralisation simplificatrice et paresseuse qui donnait l’illusion de tout connaître ; c’était une image faite d’agrégats, sans nuance, commode pour le quotidien, qui nous évitait de réfléchir et en même temps étouffante et réductrice. Pour lutter il aurait fallu vouloir tout recommencer, et de cela, je n’en avais plus le courage.

3 février

La chaleur m’a portée plus d’une fois au désespoir. Je me suis contentée de la subir en la contemplant au-dedans et au-dehors de moi-même.

Je ne parviens pas à expliquer ses effets sur le paysage, sur les hommes, sur moi ; son impact physique et psychologique. Comment dire la manière dont elle est constamment présente, comme une douleur du corps ou une gêne. Je repense à ce mois de mai, ce devait être en 81. Il faisait ce jour-là une chaleur insupportable. Il était incompréhensible et révoltant qu’il pôt y avoir un degré supplémentaire au-delà des plus fortes chaleurs connues, et que cette chaleur pôt durer sans répit, nuit et jour.

Quand je l’évoque, une image s’impose : je suis dans la verrière tournée vers le Nil ; c’est la chaleur de mai, il est entre deux et trois heures de l’après-midi. Je suis assise à ma table et je contemple l’eau par-delà le petit mur bordé de végétation.

La chaleur est accablante, aligner les adjectifs ne sert à rien, mieux vaut constater simplement la stupeur dans laquelle l’esprit plonge. Le soleil est voilé. Il règne un silence pesant. Le fleuve se traîne. La végétation est pétrifiée. Une sensation de paralysie et d’attente se dégage de l’ensemble ; en France, ce serait l’attente du coup de tonnerre libérateur. Je suis moi aussi dans l’attente, je sens qu’un paroxysme est atteint mais je ne sais ni le voir ni le dire, je l’accepte difficilement. L’incompréhensible est en moi.

C’est le jour oò j’ai le plus souffert de l’étrangeté des choses.

Et toujours la proximité de ces ruines en étau : derrière moi Karnak ; devant moi, la montagne ; et tellement obnubilante la vision poétique de l’archéologie, que la mort dont il est question avec les temples funéraires et les nécropoles ne semble pas nous concerner, mais parfois l’anesthésie de l’histoire est pulvérisée par la conscience de la violence qui, au milieu de la douceur générale, prend à la gorge : oui cette montagne est un cimetière, elle contient un nombre incalculable de tombeaux, elle attire le regard toute la journée ; elle n’est final

 
     
     
  sophie revault, le bleu du nil

 

© les editions complicites a grignan (26230) - 1999

isbn: 2-910721-05-1

 

1982

5fevrier

depuis quelques jours le vent se leve le matin vers 10heures. il souffle sans discontinuer jusqu'au soir. tout a l'heure, j'ai vu les palmiers de l'autre rive comme calcines, d'un noir de charbon profond, intense et mat, herisses sous le vent comme des piquants d'oursins. deux minutes apres, tout avait repris un aspect normal, c'etait seulement l'ombre d'un nuage sur la frange vegetale. en face, les paysans commencent a bruler les racines des cannes a sucre. une quinzaine de milans survolent les champs en decrivant des cercles. ils sont a l'affut des petites betes qui fuient le feu.

premier signe, les feuilles seches du kapokier au-dessus de la terrasse se mettent a cliqueter, on dirait que le mouvement gagne les hauteurs, c'est leger et imperceptible. apres, il n'y a plus de doute, l'air s'engouffre violemment entre les paquets touffus des branches de filao* epais comme des perruques d'anciens egyptiens. c'est une rumeur qui vient de loin, enfle, s'etoffe du chuintement de l'air qui se dechire sur les ramures.

28mars

tout ce mois de mars, dessin et etude sur la couleur dans les champs. le paysage est le lieu d'une reflexion exterieure inhabituelle, il est toute la reflexion. il suffit du regard qui decoupe, analyse, decrypte. la seule chose qui m'interesse est l'instant de saisie du monde environnant qui est une forme de possession.

avril

j'ai passe cinq jours a deir el medineh*, a la maison des fouilles francaises. j'ai dormi dans une ancienne tombe creusee dans le roc et amenagee en chambre. j'ai marche le soir au crepuscule en bordure du desert; les eclats de calcaire blanc, gris dans la penombre, virent au blanc dore lumineux sous le regard qui s'attarde, comme si l'oeil avait le pouvoir d'appeler la lumiere; de meme j'ai fait virer des flaques d'ombres grises au bleu. on doit mettre dans le gris tout ce que l'on a du mal a definir.

il devient difficile de trouver des lieux nouveaux car j'ai deja bien ecume cette rive. je dois aussi lutter contre les mouches exasperantes et ma nervosite devant la nature: peur que quelque chose ne vienne rompre la tension du travail, peur de ne pouvoir denouer les difficultes de la vision.

1erjuin

je me suis reveillee la nuit derniere a cause de la chaleur; il faisait si chaud que j'ai cru d'abord avoir de la fievre. sortie du sommeil, les paupieres closes, j'entrai peu a peu en possession de l'obscurite de la chambre, puis au-dehors, le jardin, et plus loin encore le fleuve et les champs.

dans ce noir epais et solide detruisant la materialite des choses, venait a moi, tantot lointaine, tantot proche, la voix du chant des morts, mais de quel mort, de quel cote, copte, musulman? et de quelle rive? je ressentais tres nettement s'enfoncer dans mon oreille les lignes sinueuses et continues de la plainte chantee, une plainte nasillarde d'une tristesse infinie.

15juin

les allees du village debouchent sur le nil. quel contraste entre l'ombre des arbres et l'eclat laiteux de l'eau paresseuse! rien ne laisse voir qu'elle coule. les brumes qui montent avalent les reflets et gomment les mouvements de la surface. pas un souffle. seule, la sensation curieuse du volume de mon corps decoupe en negatif par la chaleur; et l'attente, qui se nourrit d'elle-meme, l'attente, l'oeil rive a l'horizon d'eau.

de la plage, des bruits de vaisselle et d'eau, metal contre metal, assourdis, comme s'ils venaient de loin, et des bavardages, des appels de femmes aux enfants qui trouent la pesanteur du silence et rassurent.

l'atmosphere, les choses, ont une epaisseur, une consistance; le temps aussi, il n'y a que du consistant. je recree l'espace a partir des cris et des bruits avec l'esprit qui forcement suit la rive et les bords du desert; qui acquiert lui aussi une presence plus dense, indefinie, cache comme il l'est par la montagne; pulsation lointaine, rappel du vide. aux laisses du desert, on depose les morts.

17juin

on dirait que la montagne habituellement si ferme en ses contours perd de sa substance rose dans l'eau et le ciel. l'air tremble, plein de bourdonnements d'insectes. tout est deformation, liquefaction, dans une fausse immobilite. cette montagne m'est devenue familiere et impenetrable a la fois. je la force a m'apparaitre; sa beaute engendre un elan; le regard veut la penetrer et reconnait en meme temps que c'est impossible.

je pourrais la percevoir encore mieux si au lieu d'avoir une vision limitee, selective et mobile, j'avais une vision d'appareil photographique.

ce paysage, je crois le voir, or il m'echappe. ni les pensees ni les impressions ne suffisent. il faut des mots qui decrivent, qui precisent.

si par exemple je regarde une tache verte informe, au bas de la berge, juste en face, et si je me dis, detachant les mots: - cette tache verte qui borde l'eau - je devine que ce sont des roseaux - ils se diluent dans l'eau - j'introduis une dynamique, je ne suis plus cet etre passif qui recoit le paysage, je suis passee en dehors, de l'autre cote. une facon de reinventer.

la montagne etait trop proche, trop longue, pour etre apprehendee en une seule fois dans son entier. je ne faisais que cheminer d'un point a un autre, de sequence en sequence, en essayant de rapporter ces morceaux a l'image de l'ensemble.

il fallait avoir recours au format reduit de la photographie ou du dessin, a l'etude minutieuse et detaillee; mais plus je me rapprochais de la totalite par additions de fragments et de details, plus je gagnais en savoir et en comprehension, et plus je m'eloignais de l'emotion d'une connaissance instinctive.

je devais donc retourner a ce qui me depassait, au vivant insaisissable, avec une sensation d'echec, balancant continuellement entre la perception de la demesure et la reponse de l'oeil detaillant, fragmentant; a la recherche d'une totalite tout en sachant que la trouvant, je perdrais son essence: paradoxe qui me renvoyait aux etudes fragmentaires, aux variations, elles-memes faites de fragments reunis et accordes aux limites de la perception.

plus tard, c'est dans le meme esprit que je me servais de mes photos, pour avoir d'autres totalites plus accessibles a l'oeil et a la reflexion.

 

1erseptembre

midi. la montagne est vague de pierre, expulsion de la houle minerale qui s'etend derriere elle. l'ocre en poudre soulevee dans la course teinte le ciel, tombe dans l'eau, suscite l'image d'une bete racornie.

septembre

cette montagne, je la nomme et la fais montagne. sa presence est toute contenue entre l'apparition rayonnante qui fait le fond du paysage et la derniere manifestation de l'immensite desertique, son evanouissement possible dans le mineral infini qui se trouve derriere elle.

bientot quatre ans que je la regarde, que j'observe ses variations au fil des jours; elle a toujours le meme pouvoir d'attraction.

la montagne, le fleuve, la chaleur triomphent par exces; tant qu'il m'est permis de trouver a dire, je ne suis pas en danger mais tout se derobe si je ne peux plus apporter de reponses a ce que je vois. le vide que je ressens alors est une forme d'exil.

deux jours apres. 16heures.

la lumiere refletee par le fleuve cree un violent effet de contre-jour alors que la lumiere qui tombe du ciel en halo, farde, sublime la couleur par la qualite du dore de la poussiere ocre en suspension. c'est une lumiere diffuse de l'air qui poudre ce qu'elle touche: les contours des formes sont flous, les masses s'affirment tandis que ce qui n'est pas completement opaque comme la vegetation s'illumine de l'interieur.

novembre

je vais tous les jours a la pointe nord de l'ile des crocodiles. de l'autre cote, les cultures des paysans et le chantier de construction d'un hotel. la lumiere est exaltante; a ma droite, l'echappee vers la montagne; derriere moi, le bras du nil entre l'ile et la rive, grouillant de vie, de cris d'oiseaux. je rentre le soir soulevee de bonheur d'avoir vecu cette plenitude.

j'analyse la couleur. il faut reapprendre a voir; se debarrasser de ce que l'on sait. le bombardement lumineux est si intense qu'il cache l'obscurite des choses, comme le ciel que je voyais clair jusqu'a ce qu'une mouette en passant me le revelat sombre.

21novembre

d'habitude la nuit se pose avec delicatesse et profondeur; c'est l'instant ou les choses se ferment, juste avant de sombrer. chaque soir est un engloutissement dans la couleur. on dirait qu'une ligne mysterieuse partage la montagne en deux zones, bleutee-grise au nord, rouge flamboyant au sud. je regarde alternativement d'un cote puis de l'autre pour aviver l'opposition.

c'est du nord par le fleuve que la nuit monte.

ce soir les dernieres phases colorees sont violentes et rapides. le ciel baigne dans l'eau rouge; en face, les palmiers au pied de la falaise sont encore presents bien que noyes dans l'obscurite.

bientot se distinguent les moindres ondulations a la surface de l'eau, les courants et les palpitations des petites vagues. le milieu du fleuve scintille. plus loin en arriere, d'un seul coup une longue bande se forme, ruissellement d'orange cuivre, tranche de jaune citron, suivi d'eclairs turquoise; puis tout se dilue, retombe et s'eteint comme un eventail bariole, ouvert et referme.

decembre

de nouveau au souk pour des croquis rapides, des notes a la grosse mine de plomb. j'aime l'extreme tension au bout des doigts: la concentration deployee hors de soi, l'intelligence du geste qui resume des certitudes, et le moment ou je ne sais plus distinguer le regard de la memoire du trait. quelquefois, a cause de cela, c'est comme si, a mi-chemin entre ce que je dessine et moi, il y avait une image faite de memoires, une rencontre de deux memoires, celle du dessin en train de se faire et celle du sujet que je regarde; une image virtuelle.

je vais partout ou il y a mouvement et affluence, la ou les gens sont absorbes, dans l'action mais aussi dans la detente; les cafes, les bateaux, les bacs et les marches.

on sent a leurs gestes les paysans extremement presents a ce qu'ils font, des qu'il y a contact avec les choses, peut-etre parce qu'ils sont parfois si pauvres que l'objet le plus humble a de la valeur. il y a toujours un plaisir et une grace aussi. le verre de the est toujours une fete, le toucher compte. la main boit et mange avant la bouche.

15decembre

quand je suis en france, je sens que toute une partie en moi disparait dans l'ombre, inutilisable; c'est que je suis devenue egyptienne; c'est lorsque je rentre en egypte que je comprends combien ce pays, cette vie, me faconnent; je decouvre alors ma dependance, comment les choses se sont coulees peu a peu en moi; je suis allee me nourrir a elles et elles sont venues faire prise en moi, se structurer, susciter de nouvelles images.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1983

2janvier

je n'ai plus la meme notion du temps, je le sens en moi comme une masse confuse, envahissante; une duree pure, longue, sans terme, je n'ai pas d'autre issue que de m'y enfoncer toujours davantage; elle est toute concentree dans le present, gonflee du poids des annees deja passees ici et aussi du temps a venir parce que je n'en connais pas la fin. c'est un temps vecu comme une eternite, un immobilisme general qui me fait redoubler de patience et d'obstination. seule reste la linearite, un jour apres l'autre, comme un pas devant l'autre dans la marche.

je me souviens de l'effort que je faisais au debut pour distinguer les jours de la semaine entre eux par une marque particuliere; dimanche, jour des coptes - lundi, apres dimanche - mardi, jour du souk - mercredi, jour sans rien - jeudi, veille de vendredi - vendredi, jour de conge pour tout le monde - samedi, jour du courrier.

de meme, je dois toujours faire un effort de memoire pour situer l'hotel savoy par exemple, sur la ligne droite de la corniche de louqsor. la encore, une succession de points, avant/milieu/apres, cette fois dans l'espace, tous neutralises par une banalite generale et developpant le sentiment du temps, le parcours dans cet espace rectiligne finissant par devenir une image de la marche du temps a force d'etre suivi indefiniment dans un sens, puis dans l'autre.

des la premiere seconde, en descendant de l'avion, le pied au sol, je pris conscience de l'enfermement que representait la rectitude de ce couloir nord-sud; c'etait la condamnation de ne pouvoir aller et venir, penser et sentir que droit devant soi ou derriere soi puisque est et ouest ne signifiaient plus rien que le desert et la croisee solaire. quant a ces deplacements lineaires, j'en decouvrirai bien plus tard la presence dans les paysages ouverts de p.brueghel, ou le regard plongeant tres loin dans l'horizon retrouve et percoit d'autant mieux la sensation physique de l'espace parcouru que la distance est signifiee par des points-jalons disposes comme des graduations sur une regle imaginaire, si bien que l'espace exprime, rendu indissociable de la duree mise par le corps pour le franchir, reveille, chez celui qui regarde, une memoire sensorielle d'un temps physique de la traversee.

8janvier

je dessine avec i.a la lisiere des villages. je laisse de cote la couleur; la structure rythmee des maisons est la plus forte, je la sens mieux a l'encre de chine et au bambou.

a force de regarder ces villages a partir du niveau du sol, puisque l'on est toujours assis par terre ou du haut des koms*, je finis par avoir une vision aplatie, comme si toutes les maisons, etant de meme hauteur, faisaient une seule et meme longue bande d'un patchwork de carres et de rectangles.

c'est que je les vois d'un peu loin pour mieux les saisir dans leur ensemble, et que la mouna* qui les recouvre absorbe la lumiere, gomme les contrastes, efface les angles et la profondeur, en ramenant tout sur un meme plan. ce grand rectangle fait de pieces rapportees, allonge et borde d'arbres, dans lequel l'oeil peut faire venir une forme en avant et la faire s'aplatir ensuite, donne un choc.

quel nouvel espace suggerer qui ne soit pas une simple composition rythmee, une simple juxtaposition de couleurs?

12janvier

l'emotion ressentie en dessinant ces maisons, avec le sentiment que quelque chose etait sur le point de m'etre revele, aujourd'hui je la rattache a l'enfance, a ce que je visualisais le soir avant de m'endormir: dans la penombre, des petites vagues a la consistance molle, se gonflaient, se creusaient, renaissaient. le mouvement de cette matiere etait hypnotique.

septembre

j'ai retrouve la montagne apres deux mois passes en france comme les autres annees, mais cette fois j'ai eu le sentiment d'un danger. l'an dernier, je me souviens d'avoir repousse jusqu'au dernier moment ce que je ressentais deja comme un affrontement: reprendre contact avec la montagne.

j'avais eu une sensation d'exil, comme jamais je ne l'avais eprouvee, il s'etait revele impossible d'appartenir a ce pays, impossible d'y avoir une place, malgre mes efforts pour me sentir "etre d'ici". cette terre est trop durement metaphysique, le sentiment d'irrealite trop fort. existe-t-il nulle part ailleurs un pays suspendu, une mince frange de terre pincee entre deux lames grises d'eau et de ciel?

c'est ce que je vois de la terrasse surplombant le nil, et c'est comme si je me tenais a l'extreme bord d'une planete plate d'ou je verrais l'infini de l'espace; et quand je regarde ce paysage qui flotte, je n'arrive pas a croire que c'est seulement une apparence, une illustration de plus a l'idee du vide ou du temps arrete. je ne parviens pas a voir de distance entre la realite et ce qu'elle signifie, ce qui m'amene a dire que ce paysage est metaphysique, qu'il est fait de sensations metaphysiques. cet espace-temps reduit a son essence rejette la presence et l'activite des hommes, les reduit a l'etat d'insectes qui s'agitent laborieusement. la chaleur solidifie l'air et le vivant; tout ceci est effroyablement beau, vide, et dur.

octobre

quatre ans apres, il ne me semble pas avoir reussi a penetrer quoi que ce soit en egypte.

ce que je vis me semble toujours etrange, decale malgre les reconstructions que j'en donne en la racontant a ceux qui ne la connaissent pas.

je voudrais aller au-dela des recits de voyage qui enregistrent, decrivent, informent sans aborder les transformations qui s'operent avec le temps.

le pays s'impose par longs plans horizontaux. le fleuve, la rive, les bandes de cultures, la bande des palmiers. le canal et les levees de terre. les montagnes qui accompagnent le fleuve. les arbres et les roseaux le long de la piste. les registres sur les murs des temples et les files des personnages. a l'interieur de ces bandes, des rythmes simplifies et repetitifs comme pour les facades des maisons des villages, eux aussi, vus en allongements.

quand on vient ducaire en train de jour, on percoit mieux le defile monotone des champs, des palmiers et des villages. je ne trouve rien de remarquable au premier abord: c'est plutot la banalite qui m'interesse, elle me deroute. je n'ai pas d'alternative: chaque fois que je sors, je me heurte a elle. quelles necessites ont conduit les hommes a elaborer ce type d'espace et d'habitat? je n'en comprends pas le depouillement, l'absence de recherche ou de decoration, un certain gout du vide, du minimal.

les crises de profonde lassitude que nous subissions parfois, je me demandais si nous ne les devions pas egalement - en dehors de l'impossibilite d'avoir des relations autres que celles du travail forcement incompletes et d'etre prives de la vie culturelle francaise - au denuement, a cette absence de creativite apparente, forme de vide que nous ressentions autour de nous, decourageante a la longue.

etait-ce l'ecrasante presence physique du desert, la chaleur, la poussiere et les vents contre lesquels rien ne resistait, qui venaient vite a bout de ce qui etait neuf; decrepitude qui finissait par degouter de vouloir autre chose que le strict necessaire, qui faisait baisser les bras? ou bien etait-ce une consequence de la tres grande pauvrete, les efforts etant concentres sur une survie quotidienne qui reclamait tout, et donc, que l'idee d'inventer ou d'ameliorer ne paraissait meme pas envisageable?

c'est que je comparais encore avec la tunisie, avec son extreme douceur de vie exaltee par la nature; avec la richesse des reponses donnees par son peuple a travers toutes les formes de son art.

29decembre

aujourd'hui la plage a change. ce ne sont plus les femmes qui viennent laver la vaisselle ou le linge, mais les petites filles aux robes fluo. elles ne lavent pas: elles dansent, elles twistent, elles foulent du pied droit le vetement dans la cuvette tandis que le corps virevolte.

les laveuses sont confinees au nord pres des fils de fer barbeles. tout le reste de la plage est maintenant occupe par les laveurs de chevaux, de caleches, de voitures, de camions, bicyclettes, charrettes; d'anes et de moutons; et puis des chiens qui viennent s'asseoir dans l'eau, pendant de longs quarts d'heure au milieu de l'agitation generale.

c'est devenu le lieu de baignade pour les hommes qui se lavent tout nus, tres simplement. ils ont des gestes particuliers avec l'eau. ce sont les memes gestes repris par tous, grands et tout petits, quand ils s'approchent du bord, retroussent les manches, prennent l'eau pour la boire ou pour se rafraichir la tete sous le cheche*; se frotter la nuque ou l'arriere des oreilles. il n'y a pas plusieurs facons de le faire, il n'y en a qu'une; elle devient signe d'appartenance a une meme communaute pour celui du dehors. il est curieux de voir qu'a telle situation correspond telle attitude, telle reponse gestuelle et pas une autre. c'est le choix d'une facon de vivre qui se transmet ainsi.

par exemple, la facon de s'asseoir sur les talons, les genoux legerement ecartes et les coudes reposant sur les genoux, mains totalement relachees, bras tendus, doit etre le signe d'un repos et d'une nonchalance sans abandon. peut-etre que le geste compte autant que le resultat et qu'il peut meme le remplacer. j'ai encore dans la memoire les gestes des tunisiens, bien differents.

ce que je dis est forcement incomplet, je suis trop plongee dans l'observation quotidienne, l'atelier dans le jardin donnant juste au-dessus de la plage. il faudra le recul de quelques annees pour qu'il me reste seulement ce qui est important et veritablement significatif.

plus tard, je ne retiendrai que ce qu'il y a de plus fort, il y aura la vision ou tous les jours et toutes les annees se confondront, une memoire qui se fiera aux sensations revecues, analysees, et la veracite du dire se fondera sur l'authenticite, le cote entier et sans contradiction de ces sensations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1984

janvier

j'ai relu mes notes depuis mon arrivee a karnak; je m'apercois que je n'ai marque les dates qu'a partir de 82; c'est l'annee ou j'ai commence a travailler la couleur dans les champs.

au debut le temps coulait sans limite et je ne l'ai pas mesure; je n'en voyais pas l'utilite a cause de la duree indefinie des annees que je savais devoir passer ici; c'etait comme un temps des limbes, un temps de preparation ou je cherchais a avoir prise sur la realite egyptienne.

ce qui m'y avait naturellement poussee aussi, comme la pente du sol entraine le fleuve, c'etait l'absence des reperes habituels europeens que sont les fetes et les changements des saisons: d'un seul coup, plus rien d'autre qu'une longue, grande, interminable saison chaude que ne parvenait pas a equilibrer une courte saison froide.

il faut du temps pour que le corps s'habitue. plus de cycles comme en france, plus de sentiments de progression rythmee dans le temps, plus de differences significative entre les jours, les mois, les annees, mais une destructuration et une absence de jalons vecues au debut - temps de decouverte et de premiere accoutumance - comme un elargissement infini, une dilatation liberatrice du temps qui nous semblait meme avoir gagne le ciel, avec le calendrier lunaire qui faisait s'avancer les dates des fetes musulmanes d'annee en annee.

cette treve ne dura guere; nous qui etions conditionnes auparavant par des rythmes plutot rapides, il nous fallut apprendre a vivre le contraire, ce qui allait se reveler a la longue une souffrance: la succession etale des jours, une figure d'eternite. ce fut pour lutter contre elle que je m'astreignais a une comptabilite quotidienne de mon travail dans des calendriers que je tracais expres, et que je m'efforcais de dater ce que j'ecrivais. quelques annees plus tard, je trouvais que le meme processus d'aplanissement s'etendait sur les choses et sur les etres, une generalisation simplificatrice et paresseuse qui donnait l'illusion de tout connaitre; c'etait une image faite d'agregats, sans nuance, commode pour le quotidien, qui nous evitait de reflechir et en meme temps etouffante et reductrice. pour lutter il aurait fallu vouloir tout recommencer, et de cela, je n'en avais plus le courage.

3fevrier

la chaleur m'a portee plus d'une fois au desespoir. je me suis contentee de la subir en la contemplant au-dedans et au-dehors de moi-meme.

je ne parviens pas a expliquer ses effets sur le paysage, sur les hommes, sur moi; son impact physique et psychologique. comment dire la maniere dont elle est constamment presente, comme une douleur du corps ou une gene. je repense a ce mois de mai, ce devait etre en 81. il faisait ce jour-la une chaleur insupportable. il etait incomprehensible et revoltant qu'il put y avoir un degre supplementaire au-dela des plus fortes chaleurs connues, et que cette chaleur put durer sans repit, nuit et jour.

quand je l'evoque, une image s'impose: je suis dans la verriere tournee vers le nil; c'est la chaleur de mai, il est entre deux et trois heures de l'apres-midi. je suis assise a ma table et je contemple l'eau par-dela le petit mur borde de vegetation.

la chaleur est accablante, aligner les adjectifs ne sert a rien, mieux vaut constater simplement la stupeur dans laquelle l'esprit plonge. le soleil est voile. il regne un silence pesant. le fleuve se traine. la vegetation est petrifiee. une sensation de paralysie et d'attente se degage de l'ensemble; en france, ce serait l'attente du coup de tonnerre liberateur. je suis moi aussi dans l'attente, je sens qu'un paroxysme est atteint mais je ne sais ni le voir ni le dire, je l'accepte difficilement. l'incomprehensible est en moi.

c'est le jour ou j'ai le plus souffert de l'etrangete des choses.

et toujours la proximite de ces ruines en etau: derriere moi karnak; devant moi, la montagne; et tellement obnubilante la vision poetique de l'archeologie, que la mort dont il est question avec les temples funeraires et les necropoles ne semble pas nous concerner, mais parfois l'anesthesie de l'histoire est pulverisee par la conscience de la violence qui, au milieu de la douceur generale, prend a la gorge: oui cette montagne est un cimetiere, elle contient un nombre incalculable de tombeaux, elle attire le regard toute la journee; elle n'est finalement qu'un rocher, une falaise ou un phare pour sa solidite-densite-permanence, mais un phare qui n'emet aucune lumiere, en realite c'est moi qui la regarde constamment et si elle semble rayonner, c'est que des nappes de sable clair renvoient la lumiere et que tout cela concorde avec un fatras d'images, de metaphores, d'idees, d'emotions, tout ce qui constitue le fond de pensee du sacre lie a la lumiere, enfoui en nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1985

7mars

a force de voir le nil depuis le jardin ou j'ai installe mon atelier, cote nord, je finis par avoir une perspective relevee du plan d'eau. je le vois se redresser verticalement. et si je regarde vers le sud, la montagne et la rive ou je suis canalisent le fleuve jusqu'a l'horizon comme un couloir qui debouche sur l'infini, creant un autre mouvement de poussee vers le haut.

j'ai remarque que sans en avoir conscience l'oeil est en quete de verticales.

24mars

il y a des structures qui finissent par s'imposer a force de reveries. c'est le cas de la coupure. avec elle, j'ai enfin une charniere, un lieu d'interpenetration, entre le dehors et moi.

je pars par exemple de la contemplation quotidienne du nil, depuis l'atelier.

l'air se charge de vapeurs d'eau dans la chaleur au point qu'il semble que l'eau et l'air se confondent dans une meme atmosphere, c'est a ce moment que la pellicule miroitante de la surface devient signifiante, elle devient le signe d'une separation marquee, le signe d'une coupure. et si par hasard le corps d'une bete emportee par le courant passe devant moi, il est lui aussi coupe par une ligne d'eau.

je ressens d'autres signes de coupure entre l'eau et la terre, la terre et la pierre, et aussi dans ce qui marque la frontiere entre le divin et l'humain, les portes, les seuils, les gardiens, et meme dans les multiples combinaisons melant l'humain a l'animal, dans le corps des dieux.

16juin

le nil est sombre sous un reflet de miroir. le corps de la montagne aussi est fonce. j'ai sous les yeux un monde obscur, etincelant, qui rayonne, qui donne une impression de combustion, comme une braise sous la cendre.

ce n'est pas seulement la reverberation de la lumiere qui ricoche sur les plaques de sable ou sur le rocher clair, c'est aussi que cette luminosite semble etre combattue par les silex noirs eparpilles sur les pentes. ils creent un reflet sombre qui contraste avec la roche claire et fait surgir une poussee lumineuse, comme si c'etait du corps entier de la montagne que la lumiere filtrait.

les statues des lionnes au corps de pierre noire rayonnent elles aussi, surtout lorsqu'elles sont dans l'ombre, a cause d'une tres fine poussiere d'argile doree encore plus fine que le limon qui s'incruste dans les sillons et dans les creux comme ceux des yeux.

je ne peux travailler que trois heures par jour, le matin, malgre la climatisation.

en ete la couleur finit par disparaitre, il ne reste que les valeurs de clarte et d'obscurite, et les contrastes. en provence par contre, cet effet de contraste de valeurs qui cree le rayonnement n'existe pas, tout est blanchi, ecrase.

ici, le dessous est sombre avec des reflets plus clairs.

septembre

quand je reve l'archeologie, c'est avec l'emergence de la pierre longtemps restee sous terre et tiree au jour, du noir a la lumiere, mouvement d'arriere en avant. je fais des etudes au crayon d'apres des photos de deux tetes de pharaons venant d'etre sorties de terre. ce n'est pas le modele lui-meme qui compte, mais l'element qui depasse le modele, l'element-pierre, comme pour les ruines.

29septembre

j'ai reuni une cinquantaine de tirages a partir d'anciennes photos faites au moment ou les sculptures ont ete ramenees au jour.

ces vieilles photos en noir et blanc ont des gris plus argentes. certaines sont solarisees et d'autres encore sont des contacts de negatifs qui inversent les valeurs, l'ombre devient lumiere. je dessine d'apres ces photos. si je chasse la couleur, ce n'est pas important, ce sont les elements qui m'interessent: le desert, la pierre et la statue illumines par le soleil sont des unicolors, des valeurs.

a force de les regarder je suis frappee de voir comment l'expression d'une transcendance repose sur la sensualite des traits et des chairs, et en particulier, l'expression du sourire.

je me souviens de la traversee des salles mesopotamiennes, au british museum, et puis, debouchant dans les salles egyptiennes, de l'extraordinaire soulagement de retrouver le sourire de ces portraits, soulagement parce qu'avec eux s'etait evanoui le poids que ces chimeres effrayantes avaient accumule en moi au fur et a mesure de la marche, et dont je ne me serais certainement pas apercu s'il n'y avait eu ce sourire et cette bonte a la fin.

10novembre

j'ai peint un chien au temple de medinet habou*, ecrase de sommeil et de chaleur dans la lumiere blanche du soleil. cette lumiere est en realite une lumiere froide en opposition avec la sensation de chaleur physique, ce qui cree un retournement, une ambiguite de sensations.

lumiere solaire blanche sur cailloux blancs, le chien etendu de tout son long et moi au-dessus, perdant les reperes de la verticalite, et cette lumiere, comme un voile blanc qui ensevelit les choses.

j'ai travaille sur une toile de coton non preparee pour absorber les pigments, ce qui permet des transparences sourdes.

15novembre

les hommes qui lavent les chevaux et les anes poussent les animaux pour qu'ils s'eloignent de la rive. eux resistent et luttent.

les directions finissent par prendre une symbolique naturelle, traverser le nil pour aller rive gauche, a la necropole donc vers la mort ou dans l'autre sens, revenir a la ville, a la vie, au mouvement et au bruit.

hier en revenant du pelerinage au couvent de mari girgis*, l'eau du canal etait si plate que les arbres et les herbes du bord y ouvraient des puits d'ombre dans lesquels l'oeil s'est jete avec soulagement.

ce pelerinage est un lieu du sacrifice. l'egorgement des moutons et le sang qui coule sont moins emouvants que la bete qui vient de mourir juste a l'instant, parce que la vie qui part est encore une manifestation de vie, et meme le geste de trancher la gorge. ensuite les derniers soubresauts-reflexes comme des hoquets, comme un pleur, la vie n'est plus, c'est la mort. et apres, c'est le cadavre pour le boucher, de la viande qui se mange, c'est la matiere.

 

21novembre

ce matin il y avait sur la plage une jument dont la robe etait pleine d'etoiles et l'oeil albinos. comme elle venait de se liberer, je l'ai vue galoper, de long en large, monter et descendre la cote, donner des rua